dimanche 30 décembre 2012

4 témoins de l'inhumain



I

 Walter Benjamin

<< Ce qui a entraîné la chute de l’expérience vécue c’est le cours effroyable pris par l’Histoire pendant la première guerre mondiale : “Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain”. Non seulement les soldats sont revenus muets [des champs de bataille] mais les hommes sont devenus au plus haut point étrangers les uns aux autres. “Cet effroyable déploiement de la technique plongea les hommes dans une pauvreté tout à fait nouvelle. Et celle-ci avait pour revers l’oppressante profusion d’idées que suscita parmi les gens - ou plutôt : que répandit sur eux - la reviviscence de l’astrologie et du yoga, de la Science Chrétienne et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scolastique et du spiritisme. Car ce n’est pas tant une authentique reviviscence qu’une galvanisation qui s’opère ici." Dans ce contexte délétère, les romans sur la guerre qui se répandirent une dizaine d’années après, ne nous apprennent plus rien d’une expérience communicable de bouche à oreille. Les romans que n’aime pas Benjamin sont les romans “de série” ou “de seconde main” qui prennent modèle sur les romans naturalistes du XIX° s. >>

Expérience et pauvreté in Oeuvres tome II Gallimard, 2000 (Folio Essais) pour la traduction française.


 II

Varlam Chalamov

<< Le tournant de ce siècle a vu son âge d'or, quand la littérature russe, la philosophie, la science, la morale de la société russe se sont élevées jusqu'à des sommets jamais atteints. Tout ce que le grand XX° siècle avait accumulé de moralement important et fort, tout cela fut transformé en cause concrète, en vie réelle, en exemple vivant, et lancé dans un dernier combat contre l'autocratie. Le sens du sacrifice, l'abnégation jusqu'à l'anonymat. Combien de terroristes sont morts, sans que personne n'apprenne leur nom. Le sens du sacrifice d'un siècle qui avait trouvé la liberté suprême et la force suprême dans l'accord entre les paroles et les actes. On commençait avec "Tu ne tueras pas", avec "Dieu est amour", avec un régime végétarien, avec le dévouement à son prochain. Les exigences morales et l'abnégation étaient si immenses que les meilleurs d'entre les meilleurs, déçus par la théorie de la non-violence, passaient du "Tu ne tueras point" aux "actes", ils prenaient des revolvers, des bombes, de la dynamite. Ils n'avaient pas le temps d'être déçus par les bombes, tous les terroristes mouraient jeunes. [...] Les terroristes naissaient en province. Ils venaient à Pétersbourg pour y mourir. Il y a une logique à cela. C'est en province que la littérature classique et la poésie du XIX°, avec leur exigences morales, s'étaient implantées le plus profondément, et c'est là justement qu'elles conduisaient à la nécessité de répondre à la question : "Quel est le sens de la vie ? >>

Récits de la Kolyma,  Verdier : 2003 pour la traduction de la version intégrale.



III

Evguenia Guinzbourg

<< Quelques unes de mes compagnes d’Odessa, qui avaient connu Tamara avant son arrestation, assuraient qu’elle avait été une brave fille, fonctionnaire active du Komsomol, cordiale et généreuse envers les autres. J’eus par la suite l’occasion de rencontrer bien des gens dont la personnalité s’était modifiée dans ce monde de lutte pour la vie. Le passé paraissait s’être effacé chez certaines d’entre elles. Un être terrible avait remplacé l’individu de jadis. Ces marionnettes insensibles, sans vie morale et sans mémoire, n’essayaient jamais de se souvenir du temps où, libres, elles étaient encore des êtres humains. Leurs souvenirs les auraient accablées. Les détenues d’Odessa savaient très bien tout cela et ne s’adressaient jamais à Tamara comme à une vieille amie. Tel Ivan oubliant son origine, Tamara évitait de juger ses actes et, qui plus est, les événements dont elle avait été la victime. Son état permanent d’excitation et sa prétendue “irritabilité”, c’est-à-dire sa tendance à faire des scènes et à offenser ses misérables “sujets”, avaient une raison : elle méprisait les gens et les craignait en même temps. Elle méprisait, satisfaite, celles, nombreuses, qui la flattait, mais elle détestait et poursuivait les autres dont le silence montrait assez qu’elles savaient juger son comportement. En l’appelant naïvement “camarade”, je lui avais rappelé un passé qu’elle considérait comme aboli et qui lui rendait plus pénible sa carrière présente. >>

Le Vertige (tome 1) Editions du Seuil : 1967 pour la traduction française




IV

Pier Paolo Pasolini

<< Dans un tel contexte, nos vieux arguments de laïques, d’hommes éclairés et de rationalistes sont non seulement émoussés et inutiles, mais encore ils font le jeu du pouvoir. Dire que la vie n’est pas sacrée et que le sentiment est chose stupide, c’est faire une immense faveur aux producteurs. C’est cela faire aller la pierre au tas. Les nouveaux Italiens ne savent que faire du sacré, ils sont tous, sinon dans leur conscience, du moins pragmatiquement, très modernes ; et quant au sentiment, ils sont en train de s’en libérer rapidement. Qu’est-ce qui, au vrai, rend réalisable  - dans le concret, en actes, dans leur exécution -  les massacres politiques après qu’on en a eu l’idée ? C’est terriblement évident : le manque du sentiment que la vie d’autrui est sacrée, et la fin de tout sentiment en soi. Qu’est-ce qui rend réalisables les affreuses entreprises de ce phénomène imposant et décisif qu’est la nouvelle criminalité ? C’est encore terriblement évident : le fait que l’on considère que la vie d’autrui n’est rien et notre propre coeur un simple muscle (comme le dit un de ces intellectuels qui font le plus aller la pierre au tas, en considérant avec condescendance, commisération et dédain du centre de l’"histoire” les malheureux de mon genre qui, désespérés, errent dans la vie). Je voudrais dire pour finir que, si de la majorité silencieuse devait renaître une forme de fascisme archaïque, ce dernier ne pourrait renaître que du choix scandaleux que cette majorité silencieuse ferait (et fait déjà en réalité) entre, d’une part, le caractère sacré de la vie et les sentiments, et, d’autre part, l’argent et la propriété privée  - en faveur de ce second terme du dilemme. A l’inverse de Calvino, je pense donc que  - sans manquer à notre tradition intellectuelle d’humanisme et de rationalisme -  il ne faut pas avoir peur  - comme cela a, justement, été le cas à une certaine époque - de ne pas assez discréditer le sacré ou d’avoir un coeur. >>

Ne pas avoir peur d’avoir un coeur
in Corriere della sera
in Ecrits corsaires, Flammarion : 1976 pour la traduction française.




vendredi 14 septembre 2012

Les habitants d'un pays totalitaire

" Les habitants d'un pays totalitaire sont jetés et pris dans le processus de la Nature ou de l'Histoire en vue d'en accélérer le mouvement ; comme tels, ils ne peuvent être que les exécutants ou les victimes de la loi qui lui est inhérente. Le cours des choses peut décider que ceux qui aujourd'hui éliminent des races et des individus, ou les représentants des classes agonisantes et les peuples décadents, sont demain ceux qui doivent être sacrifiés. Ce dont a besoin le pouvoir totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c'est d'une préparation qui rende chacun d'entre eux apte à jouer AUSSI BIEN (je souligne) le rôle de bourreau que celui de victime. Cette préparation à deux visages, substitut d'un principe d'action, est l'idéologie."

Hannah Arendt, Le totalitarisme, p. 824, Gallimard (Quarto)

4° de couverture de "Les origines du totalitarisme" (écrit entre 1946 et 1950).


Qu'en est-il maintenant de l'idéologie ?
Quelles formes, grossières et subreptices, prend cette "préparation" ?
Et bien évidemment, comment y échapper autant que faire se peut ?
Telles sont les questions qui sont ici en suspens - et éventuellement en débat.



Si on remplace Nature ou Histoire par Techno-science, c'est le même processus qui se poursuit ...


"Le génie de Hannah Arendt consista, au plus fort du stalinisme, à effectuer la synthèse des travaux conduits sur la société de masse et les régimes de parti unique, l’organisation de l’enthousiasme et la révolution permanente, les tyrannies modernes et les religions politiques, pour proposer un modèle pur et parfait du totalitarisme fondé sur la combinaison de l’idéologie et de la terreur, dont les symboles sont les procès et les camps de concentration.
Le totalitarisme, selon Hannah Arendt, présente une nouveauté radicale, irréductible aux despotismes ou tyrannies traditionnelles. Il ne constitue pas un régime politique qui obéirait à un principe, au sens de Montesquieu ; son essence est à chercher dans une idéologie qui s’incarne dans la propagande et la terreur. Dans la société de masse, les individus atomisés sont encadrés par des mouvements qui exigent une allégeance inconditionnelle. Naissent alors les Etats totalitaires, englobant l’ensemble de la société et retournant “la force produite par l’organisation” contre le monde extérieur, érigeant en normes positives de prétendues lois de la Nature ou de l’Histoire, s’appuyant sur une légitimité prétendument supérieure pour déchaîner la violence des masses vers les races ou les classes maudites. D’où les camps, dont la monstruosité même démontre que “tout est possible” et qui servent de laboratoire à l’homme nouveau, parachevant, après la destruction de la personnalité juridique et la suppression de la personne morale, l’anéantissement de l’individu."

Nicolas Baverez
in
Magazine Littéraire n° 337
Novembre 1995